Les Disonnants | La voix de l'écologie radicale

Le Prince Charles en a rêvé… nous l'avons fait !

Peinture représentant 3 femmes dans un champs déjà récolté essayant de glaner quelques grains.

Against the grain : contre le grain, à contre courant.

Conseil de lecture

Publié le par Margaux

Fiche de lecture & vulgarisation:
Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats (Against the Grain. A Deep History of the Earliest States), de James C. Scott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry, préface de Jean-Paul Demoule, La Découverte, Janvier 2019.


Pourquoi ce livre est-il intéressant pour le débat écologique ? Parce que l’histoire du néolithique et des premiers États de James C. Scott est dissonante.  La pensée écologique ne se contente pas de proposer un nouveau récit mais de déconstruire l’ancien pour comprendre les rouages de notre système de pensée actuel et donc de notre culture. Je vois dans ce livre une manière de déconstruire le mythe du progrès qui serait “inhérent à la nature humaine”, le mythe de la sédentarité comme objet de désir de l’humain du néolithique, le mythe de l’agriculture considéré comme le plus grand avancement humain, le mythe de l’anthropocène considéré comme l’ère récente où l’homme aurait eu un impact irréversible sur son environnement, enfin, le mythe de la coopération globale entre humain dans l’établissement des premiers États.

À la lumière des dernières découvertes archéologiques et du point de vue des opprimés de l’histoire, il est temps d’endiguer le traditionnel récit canonique étatophile ; de mettre la lumière sur l’origine de notre culture. Enfin, il est temps de repenser les fondements de nos modèles civilisationnels. Maintenant que vous vous apprêtez à découvrir l’histoire derrière l’Histoire vous pouvez  imaginer le monde si…

À contre-courant du récit institutionnel dominant, James C. Scott s’évertue à restituer l’histoire de l’écologie humaine depuis le néolithique à la lumière des dernières recherches anthropologiques et archéologiques. Des débuts de la domestication végétale, animale et humaine, à la naissance des premiers États et du système de l’écriture, la réflexion sur l’évolution et les progrès de l’humanité est menée du point de vue des populations non étatiques.

Loin de simplifier l’habituelle dichotomie entre les deux entités “civilisé” et “non-civilisé” du récit canonique, la perspective critique de James C. Scott cherche à relier les points de la connaissance actuelle pour proposer un nouveau récit de la création des grandes civilisations archaïques. Dans ce livre, nous assistons à la réécriture du maillage complexe des rapports qui ont pu se tisser entre les premiers États et les “Barbares”.

Quelle est l’histoire de l’émergence du système étatique ? Quelles notions va-t-il falloir accepter de déconstruire pour retracer l’histoire de notre domination sur notre environnement et sur nous-même ?


L’anthropocène

La politique d’aménagement du territoire.

Mettre le feu aux préjugés, des notions à déconstruire.


Lorsque l’on parle de l’histoire de l’écologie humaine au néolithique(1), l’imaginaire commun nous amène rapidement dans une terre vierge de toute trace humaine, où l’espèce humaine vivrait en harmonie, si ce n’est en équilibre avec la Nature, dans un profond respect pour le vivant autour d’elle. L’imaginaire commun se rapportant au néolithique ne conçoit pas encore cette période comme faisant déjà partie de l’anthropocène. L’anthropocène est cette nouvelle ère désignée dans la réflexion scientifique écologique contemporaine comme l’ère géologique au cours de laquelle l’activité humaine a affecté de façon décisive l’écologie, l’environnement terrestre, maritime et l’atmosphère de la planète.
Mais à quand remonte son point de départ ?

Le débat public a tendance à parler de l’ère thermo-industrielle, ou encore plus récemment des premiers essais nucléaires. L’industrialisation des moyens de production, d’agriculture et d’élevage, puis l’ère technologique, ont radicalement façonné et de manière quasiment irréversible l’atmosphère de la planète. La particularité de James C. Scott est qu’il date le début de l’anthropocène à la domestication du feu, car c’est bien depuis la domestication du feu que l’homme a commencé à façonner son environnement naturel. Le feu a permis à l’espèce humaine de devenir un architecte du paysage, impactant la nature de la flore présente sur terre. Actuellement, et à cause de l’usage du feu depuis des millénaires, la majeure partie de la flore et de la faune présente sur terre se compose d’espèces adaptées et favorisées par l’usage du feu.
À cette époque, le feu pouvait servir les intérêts nutritionnels de l’espèce humaine en permettant par exemple la colonisation du sol par de petits arbustes nutritifs ou autres champignons et l’incendie est également devenu une technique de chasse très efficace.

On trouve aujourd’hui des traces de l’usage du feu dans la forêt “vierge” amazonienne (le consensus scientifique date le peuplement de cette zone à -12000 avant notre re). En Amérique du nord le feu anthropogénique était aussi largement utilisé. Lorsque les colons européens ont débarqué au XV°S, ils ont découvert une Amérique forestière et primitive (nourrissant ainsi le mythe de l’Indien “proche de la nature”?). Or quelques années plus tôt, les Européens avaient débarqué sur le continent, apportant avec eux des épidémies inconnues des populations autochtones. Ces épidémies ont anéanti une partie des populations locales avant même que les Européens aient eu le temps de les rencontrer. Pour certains climatologues, c’est cette chute démographique chez les indiens d’Amérique du nord qui aurait diminué l’utilisation du feu et donc d’émission de CO2 ayant pu provoquer le Petit Âge glaciaire entre 1500 et 1850(2).

Pour continuer plus en avant avec les théories de l’histoire des premiers États avec James C. Scott, il va donc falloir mettre le feu à deux préjugés :
  • La notion d’équilibre avec la “Nature” va à l’encontre même de la loi de la colonisation de toutes les espèces vivantes. S’il y avait eu un équilibre, la population (inter-espèce) terrestre n’aurait pas changé depuis l’apparition de la vie. Dans un souci de reproduction, les espèces cherchent à coloniser et à dominer leur environnement, dans la limite de leurs conditions respectives. La maîtrise du feu expliquerait en grande partie notre succès au jeu de la colonisation sur le reste du vivant.
  • L’homme a toujours agi sur son environnement en le façonnant pour en tirer profit. L’écologie dans le sens où on l’entend aujourd’hui, est donc un concept on ne peut plus novateur et n’appartient pas à quelques “peuples premiers”. Les peuples premiers ne faisaient pas spécialement attention à la limite de leurs ressources et sont à l’origine de la disparition du mammouth par exemple.

Le feu est la clé initiale de l’influence croissante de l’humain sur son environnement. Plus qu’un symbole, le feu est la première “domestication” de l’être humain. Pour la première fois, il va utiliser une énergie autre que la sienne pour satisfaire ses besoins, pour développer son confort.

La sédentarité, ou le confort dont nous avons toujours rêvé.

Dans le récit cononique, après le feu, la deuxième révolution serai le passage du statut de chasseur-cueilleur à celui d’agriculteur sédentaire. Il n’y a pourtant pas eu de moment où l’homo sapiens ayant découvert la plantation puis génialement inventé l’agriculture, put ENFIN oublier le nomadisme, devenir sédentaire et se civiliser, se cultiver, inventer l’écriture, les arts… Il est temps d’en finir avec la théorie de l’évolution civilisationnelle et le grand récit du progrès. Les humains étaient tous nomades et une grande majorité de la population est restée “primitive”, “non-civilisée”, “sauvage”, “barbare”, autrement dit libre de l’impôt et de la domination étatique, jusqu’aux années 1600 et la répartition de la terre par et entre les Européens.
Une sédentarité relative s’est formée à quelques endroits. Il semblerait que cette sédentarité ne soit pas due à un rêve enfin accessible par l’invention de l’agriculture.

Les peuples ne mouraient pas d’envie de se fixer sur un territoire stable, cette conception est une… “(…) lecture injustifiée s’appuyant sur le discours traditionnel tenu par les états agraires qui stigmatisent les caractères primitifs des populations nomades.

Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, de James C. Scott (p.77)

L’agriculture, on récolte ce que l’on sème

La sédentarité était donc toute relative et si certaines populations sont restées à un endroit fixe, ce n’était pas parce qu’elles étaient fatiguées de la vie nomade ou parce qu’elles se sont mises à l’agriculture. L’agriculture est restée longtemps, une ressource parmi d’autres pour subvenir aux besoins nutritionnels du groupe. Elle n’était d’ailleurs pas la solution privilégiée car c’est celle qui demandait le plus de travail, le rapport énergie dépensée/énergie récoltée était assez faible. Bien d’autres techniques étaient favorisées et la cueillette, la chasse, la saumure, l’enfumage étaient déjà connus et bien plus efficaces.
Ce n’est pas non plus le manque de nourriture qui a poussé à la sédentarité, les populations nomades étaient souvent en bien meilleure santé que les populations sédentaires et agricultrices. L’agriculture a pu séduire les chasseurs-cueilleurs, intelligents et économes, de cette époque et de ce milieu écologique précis parce que les céréales dans les zones humides restaient “relativement” simples à cultiver, les agriculteurs profitant du système de crue et de décrue pour nettoyer les champs.

Alors quel a été le facteur de sédentarisation des populations ? 
Les populations ne se sont pas sédentarisées. Seule une toute petite partie de la population l’a fait. Et elle l’a fait dans un certain contexte : uniquement dans les zones humides. C’est la géographie d’un lieu qui était déterminante dans la sédentarisation. La première sédentarisation ne s’est pas faite n’importe où mais en Mésopotamie. Si nous en avons une image actuelle plutôt sèche, ayant besoin d’une irrigation très importante, il n’en était rien au néolithique. Les populations sont restées justement parce que toutes les sources de subsistances étaient disponibles toute l’année. Elles sont restées parce qu’il n’y avait vraisemblablement pas besoin de partir. De plus, chronologiquement, les sites de sédentarité permanente (non-saisonnière) ont précédé la domestication des céréales. Ce n’est donc pas l’agriculture qui  a poussé à la sédentarité et encore moins à la formation de civilisations étatiques, puisque les premières communautés reposaient plutôt sur ce qui est aujourd’hui appelé le “bien commun”. De petits îlots sédentaires se sont ainsi créés, n’en faisant ni une norme, ni un modèle recherché, ni même un facteur d’évolution et de progrès.

La domus, on est bien chez soi

Dans ces îlots, le module de la domus(3) a proliféré. S’il est encore aujourd’hui partiellement inexplicable que ces populations aient fini par se tourner totalement vers la domestication des plantes et des animaux, il n’en reste pas moins que ce mode de subsistance constitue un profond changement de “politique” d’aménagement du territoire proche, pour le rendre fonctionnel, engendrant une concentration des populations sans précédent. Espèce humaine, animaux et plantes se sont retrouvés groupés, voire parqués, puis sélectionnés et donc modifiés.
Cette concentration démographique a eu un impact profond sur l’aménagement du territoire et son environnement biotique. La sculpture du paysage déjà initiée par le feu s’en est trouvé renforcée. Mais au delà de ce fait, la vie en groupe a véritablement modifié les espèces appartenant à la domus : plantes, animaux et fatalement, humains.

La domus, plus que la maisonnée, représentait une “concentration spécifique et sans précédent de champs labourés, de réserves de semences et de céréales, d’individus et d’animaux domestiques – dont la coévolution entraînerait des conséquences que personne n’aurait pu prévoir.”

Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, de James C. Scott

Le statut de proie évoluant en celui d’espèce protégé a, au fil du temps, modifié la physiologie des animaux, ainsi que leurs comportements. Dans la domus, les animaux sont plus dociles qu’à l’état sauvage. Cette docilité ou anesthésie émotionnelle, résulterait de la diminution du cerveau due à la diminution de stimulus externes d’une population moins soumise à la prédation, et dont la protection physique et alimentaire est assurée.
L’analogie est tout à fait envisageable avec les humains, eux aussi en un sens, domestiqués (ne sont-ils pas après tout dépendant de leur production ?) et vivant dans le complexe de la domus : les animaux ont besoin des humains et les humains des animaux. Cette analogie est renforcée lorsque que l’on compare les épidémies. L’ultra-concentration démographique a favorisé les maladies épidémiques. Pour qu’une épidémie se propage, il faut un minimum de receveurs. Nomades, les différentes espèces se croisent mais ne se concentrent pas. Les groupes sont moins nombreux et se déplacent fréquemment, ne vivent pas toute leur vie à côté des excréments, des morts, dans des zones confinées propices au développement des bactéries.
Les épidémies confirment une chose : les humains sont bien des animaux puisqu’une grande majorité des maladies se partagent et se transmettent avec les autres animaux de la domus. Les humains sédentarisés vivant également dans un environnement restreint, protégé et moins riche nutritionnellement que les humains nomades, il n’est pas étonnant de constater qu’un grand nombre des modifications physiologiques et comportementales se soient aussi développées chez eux. L’explosion démographique des populations sédentaires pourrait être d’ailleurs exclusivement due à “l’effet domus”, à la domestication. Les espèces animales domestiquées, bien que subissant un très fort taux de mortalité, sont aussi beaucoup plus fertiles.
Ainsi, chez les humains “sauvages”, bien que leurs conditions de vie (non confinées) aient été bien meilleures que celle des humains “domestiqués” (subissant arthrose, malnutrition, épidémie, etc.), le taux démographique est respectivement dans le néolithique autour de 0,014% contre 0,028% respectivement. Sur des milliers d’années, ces chiffres font une énorme différence et pourraient expliquer que le modèle “domus” soit celui qui ait été conservé.

Le rituel, le pain quotidien

De cette existence en domus, nous tirons sans doute notre goût et la “richesse” de nos rituels (ce que l’on appelle aujourd’hui culture ou art ?). Une fois une partie de notre espèce disciplinée et subordonnée par l’effet domus, il n’a guère fallu attendre pour que l’être humain se mette au travail. Devenu prisonnier d’un ensemble de rituels, d’une discipline qu’impose la routine annuelle de l’agriculture, il participe tous les jours à des exercices fatigants mais nécessaires (défrichement, arrosage, coupe, battage, tri, vannage, entretien du foyer…). Le fait de s’être domestiqué implique un processus de ritualisation, ou de méthode et d’organisation du travail. La productivité a été la source d’une déqualification massive de l’être humain de domus, devenu spécialiste d’une tâche.

Une fois les céréales  devenues un aliment de base dans le Moyen-Orient ancien, le calendrier agricole en est venu à déterminer une bonne partie de la vie rituelle publique : labours cérémoniels effectués par les prêtres et les rois, rites et célébrations liés aux moissons, prières et sacrifices en faveur d’une récolte abondante, dieux spécifiques pour telle ou telle céréale.

La grande révolution néolithique, vendue comme un progrès incontestable et berceau de la civilisation a entraîné “un appauvrissement de la sensibilité et du savoir pratique de notre espèce face à un monde naturel, un appauvrissement de son régime alimentaire, une contraction de son espace vital et aussi, sans doute, la richesse de son existence rituelle.”

Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, de James C. Scott

Agroécologie de l’état archaïque

L’État-providence

La deuxième invention décisive après le feu pour l’aménagement du territoire est l’institution étatique. Pour asseoir sa domination, l’État (et sa logique) a radicalement changé la géostratégie des modes de subsistance des humains de l’époque archaïque (et dans son sillage celui de la faune et de la flore).

Contrairement au récit populaire, et comme dit précédemment, une grande majorité humaine a été nomade, et cette population est restée “primitive”, “non-civilisée”, “sauvage”, “barbare”, autrement dit libre de l’impôt et de la domination étatique jusqu’aux années 1600 et la répartition des terres par les Européens.
Dans l’imaginaire collectif universel distillé à la population, l’histoire humaine est celle racontée par des dominants, des civilisations qui ont su traverser les âges. Elle est faite de guerres entre États, de monuments construits par des hommes puissants, d’inventions géniales. On ne raconte pas l’histoire du point de vue des barbares, des nomades. On a peine à concevoir les programmes de désintoxication et de déconstruction qu’exigerait pareille conversion du regard pour plusieurs raisons. Premièrement, on ne connaît que ce dont on a la trace. La pollution humaine (la trace qui traverse les âges) est la matière première des recherches scientifiques en archéologie. Il est donc légitime que les archéologues aient eut un penchant pour les civilisations leur ayant donné de la matière à étudier, à savoir les États.
Ensuite, les traces et les récits des événements ont été écrits par les dominants, ceux qui maîtrisaient l’écrit, écrit qui avait pour but de montrer toute leur puissance. Ces écrits sont donc largement à l’avantage des États. Un exemple bien connu et la description par les romains des gaulois… description à l’avantage des romains. 
Devant le vide que provoquerait une telle déconstruction du récit traditionnel et l’absence de récits alternatifs concernant l’avancée de la condition humaine, il est légitime de se demander comment ces peuples chasseurs-cueilleurs en sont venus à fabriquer les sociétés étatiques dans lesquelles nous évoluons aujourd’hui. Quelles pratiques ont été favorisées, abandonnées, imposées ?

“Si la civilisation est considérée comme un accomplissement de l’État, et si la civilisation archaïque est synonyme de sédentarité, agriculture, domus, irrigation et urbanisation, alors il y a quelque chose de radicalement erroné dans la séquence historique telle qu’on la narre traditionnellement.”

Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, de James C. Scott

Sédentarité, agriculture et domus ont existé près de deux millénaires sans voir l’apparition d’un état (dont on ait la trace). L’agroécologie(4) archaïque était donc un terreau fertile à la formation de petits États, sorte d’îlots au milieu d’un univers barbare. Mais leur formation n’est pas une norme, pas plus qu’un progrès civilisationnel (nous y reviendrons). Les dernières découvertes archéologiques semblent montrer que les proto-états ont pu se développer grâce principalement au contrôle de certaines formes de subsistances qui avaient alors cours au néolithique.

Semer des graines de liberté

La concentration démographique n’a pas coïncidé avec l’émergence de la formation étatique. Tant que la culture de la céréale n’a pas été la base du moyen de subsistance des zones humides, l’organisation de la population, l’urbanisme précoce et le développement du commerce n’ont pas suffi à favoriser la formation de l’État. 
Les premiers États étaient des États céréaliers, dont la base alimentaire se limitait à une ou deux céréales (blé, orge, millet, maïs…). C’est ce qui a fait toute la différence. Nous n’avons toujours aucune certitude sur le développement de l’hégémonie céréalière comme base de l’alimentation. Toutefois les céréales ont permis une chose qui n’était possible avec aucune autre source de subsistance : le contrôle. Si la céréale a pu faire une telle différence, c’est qu’elle est visible, divisible, évaluable, mesurable, stockable, transportable et portionnable. De ce point de vue, il n’est pas compliqué de comprendre qu’elle en fait une source d’impôt presque parfaite. Il était facile pour un fonctionnaire de classifier les champs et d’estimer la taxation pour, dans un deuxième temps, prélever et confisquer une partie des récoltes. La céréale présentait un autre avantage décisif pour en faire une arme politique : les récoltes sont extrêmement prévisibles sur le calendrier, rendant la fraude presque impossible.
Nous nous sommes concentré à apprendre l’histoire d’une portion infime de l’humanité, qui semble avoir profité d’un aliment et d’une zone géographique propice pour bouleverser le cours du monde. Cette visière à sans aucun doute réduit nos potentiels créatifs pour explorer le champs des possibles de l’organisation des sociétés.


La servitude, le modèle esclavagiste

La Basse-Mésopotamie fut le berceau de plusieurs tentatives d’administration de forme proto-étatique. Hommes de guerre et chefs locaux se sont souvent employés à institutionnaliser le pouvoir, faisant des artisans, des cultivateurs, des commerçants et de toutes sortes de travailleurs, des sujets. Ces travailleurs devaient fournir à l’appareil étatique, les fonctionnaires, de quoi vivre. Les sujets se sont donc vus comptabilisés, taxés, et se sont soumis à une forme de contrôle.

“Être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé.”    

Pierre-Joseph Proudhon

L’écriture, arme administrative

C’est à peu près à la même période que l’écriture fit son apparition. Le raccourci serait simpliste de prétendre que l’État, ayant besoin de contrôler sa population aurait inventé un code scriptural. Cependant il est inenvisageable de concevoir un État sans une technologie capable d’archivage numérique. Le lien entre État et écriture est affermi par le fait que les premières formes d’écriture (et ce pendant plus de cinq siècles) aient été essentiellement utilisées pour la comptabilité. Avec l’écriture, a pu émerger l’appareil statistique d’un État appropriateur, au sens littéral du terme.
L’écriture, d’abord utilisée comme une arme du hard power visant au contrôle et à la taxation, en évoluant, a pu devenir l’outil le plus efficace de soft power. Les scribes ont pu retranscrire les gloires civilisationnelles au travers de la généalogie royale, des textes religieux, de la mythologie et de discours panégyriques. N’ayant aucune source de témoignages des barbares nomades, c’est à travers l’écrit et cette littérature que le point de vue étatique a pu traversé les âges, transmettant son idéologie.

L’esclavage, un modèle de ressource humaine efficace

Il est bon de partir du principe que les États archaïques n’ont rien inventé. Tous les outils (agriculture, irrigation, contrôle des eaux) ont seulement été étendus par l’État. Le pouvoir des États vient aussi de la centralisation du pouvoir sur une zone plus étendue que celle des chefferies. Les canaux ont facilité les transports, permit d’étendre la surface des terres et rendu possible l’administration de plus grandes surfaces. En produisant toujours plus, ils ont pu accroître leur richesse. 

Comment expliquer que devant la taxation des ressources, les paysans n’aient pas fui ?
Il était simple pour les envahisseurs ou les pillards de s’attaquer à un champ de céréales, les États ont donc dépensé beaucoup d’énergie à construire des murailles de protection. Seulement il semble aujourd’hui que ces murs d’enceinte aient aussi servi à confiner les populations, à les empêcher de fuir pour stabiliser une ressource démographique indispensable à la survie de l’État. Cet aménagement politique, qui facilite l’appropriation (plus de terres, plus de sujets, l’outil de l’écriture pour la gestion à distance) n’explique pas un dernier point de fragilité : la mortalité très élevée qui, malgré une politique nataliste, ne suffisait pas à assurer une réelle stabilité démographique.

Devant la mortalité très élevée à cause de la concentration démographique, comment expliquer que ce modèle ait pu fonctionner (dans une moindre mesure au début)  ? Grâce à une autre clef décisive de domination et de contrôle : la domestication humaine.
Il y a deux moyens de contrôler une population, soit par l’esclavage, soit par un calcul minutieux de la limite maximum de taxation avant la révolution ou la fuite des paysans. L’esclavage est sans conteste le modèle civilisationnel de ressources humaines le plus efficace. Après la domestication du feu, des plantes et des animaux, les humains se sont domestiqués. Les esclaves ne sont après tout que des outils utilisables selon Aristote(5). L’analogie est possible : le projet des États est de domestiquer les humains au même titre que les animaux. Toutes les grandes civilisations ont été fondées sur le travail des esclaves. Alexis de Tocqueville disait sur l’essor de l’hégémonie mondiale croissante de l’Europe qu’il « suffisait  de remplacer Européen par État archaïque et autres races par prisonniers de guerre« . Il aurait été inenvisageable de produire toute cette richesse, tous ces monuments, tout cet art et cette culture sans une base de travailleurs destinés à cultiver, construire, fabriquer. Pour fournir cette main-d’œuvre, les États ont développé différentes techniques dont le commerce d’esclaves avec les populations barbares et le capitalisme de rapine.
Bien que les barbares ne soient pas administrés et résistent à la taxe, des populations autour de l’État ont su profiter de la richesse de celui-ci pour commercer et échanger des produits introuvables au sein de l’État (métaux, produits de la cueillette sauvage… contre des tissus, des poteries, etc.) et hors des zones administré (les produits manufacturés de la main des sujet/esclaves).
D’un autre côté, le capitalisme de rapine est un concept qui semble pouvoir s’appliquer à un grand nombre de guerres archaïques. Le rapport de gain des guerres n’était pas la conquête de territoires (de toute manière trop éloignés pour pouvoir être administrés), mais le bétail, les récoltes et les prisonniers de guerre : les esclaves.

“En fin de compte, la guerre a contribué à une grande découverte : les hommes peuvent être domestiqués au même titre que les animaux. Au lieu de tuer un ennemi vaincu, on peut le réduire en esclavage; en échange de sa vie, on peut le faire travailler. On a pu comparer l’importance de cette découverte à celle de l’approvisionnement des animaux (…). À l’aube des temps historiques, l’esclavage était au fondement de l’industrie antique et constituait un puissant instrument d’accumulation de capital.”

V. Gordon Childe, Man Makes Himself

L’effondrement

Le grand soir

Devant l’extrême fragilité de l’État archaïque, James C.Scott nous invite à nous étonner que cette institution ait prospéré. Pourtant, encore une fois, le récit traditionnel nous donne le point de vue de l’État, perçu par l’État. Malgré les énergies et la richesse que ces institutions déployaient, les états archaïques n’étaient pas pérennes et s’effondraient souvent après seulement quelques générations maximum. Les sites de fouille témoignent de cette alternance de civilisations ou de gouvernements au fils des siècles et des millénaires sur le même territoire. Les sites étant occupés, puis abandonnés pour être ré-occupés plus tard. L’effondrement est inhérent au développement d’un État comme la mort à la vie. Ainsi l’abandon des centres de population était le plus souvent un effet direct ou indirect de la formation de l’État : maladie (due à la concentration), écocide (dû à l’épuisement des sols, à l’envasement, aux inondations, provoquant à leur tour érosion, salinisation…) et politicide (dû aux taxations écrasantes, aux guerres, aux mesures oppressives, aux châtiments corporels, aux révolutions). La chute de ces États n’avait la plupart du temps rien de dramatique contrairement à l’idéologie derrière le terme d’effondrement. Il serait surprenant qu’il y ait  eu des “grands soirs”(6) au cours de l’histoire humaine, mis à part quelques épidémies très rapides ou un incendie ou une guerre, complètement dévastateurs. Mais la plupart des effondrements se sont faits “en douceur” et la plupart d’entre eux ne correspondaient même pas à la réalité d’un effondrement réel incluant la totalité de la population. Un effondrement étatique n’est rien de plus qu’une dissolution de l’état, qui ne remet pas en question toute la structure de la société, mais seulement l’administration. Les effondrements correspondaient donc souvent à une décentralisation suivie d’une redistribution. En (presque) aucun cas ils n’entraînaient une diminution de la population, une détérioration de la santé, une famine ou une dissolution de la culture. Il n’y avait pas de conséquences chaotiques ou dramatiques. C’est ce qui faisait l’État qui s’arrêtait : constructions de monuments, usages administratifs et religieux, écritures.

Il semblerait que durant ces “âges sombres” sans État, la population (anciennement dominée) au contraire vivait mieux. Faut-il donc continuer à déplorer la chute des grands États archaïques ou antiques si cela représentait pour la population une amélioration des conditions de vie, une diminution de l’esclavage… en somme, une plus grande liberté et une plus grande richesse rituelle ?
À ce titre, l’abandon de l’État peut être vu comme une émancipation des populations.

“En cas d’effondrement dans ce type de circonstance, loin d’être perçu comme une forme de régression ou de déficience regrettable, le retour à la “barbarie” pourrait fort bien être vécu comme un net progrès en termes de sécurité, de nutrition et d’ordre social. Devenir barbare, c’était surement chercher à améliorer son sort.”

Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, de James C. Scott

Le terme “d’âge sombre” pour désigner les périodes sans État est, du point de vue des nomades, des paysans et des travailleurs, seulement une notion de propagande étatique, ou due à la disparition des récits panégyriques.


Le dominant dominé

“Si l’on veut comprendre la perspective étatique sur les barbares, l’optique de la domestication est généralement utile.”

Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, de James C. Scott

Aristote voyait les sujets domestiqués comme des outils, alors que les barbares représentaient tout le reste de l’humanité, chasseurs-cueilleurs, pastoraux impropres, sauvages, populations indomptées, non domestiquées. Dans tous les récits étatiques, les humains non administrés étaient automatiquement et à différents degrés, stigmatisés et dévalorisés.  Du point de vue de l’État, cette stigmatisation peut être compréhensible puisque ce sont les barbares qui limitaient l’expansion des modèles étatiques. Du point de vue barbare, les États représentaient de formidables concentrations de nourriture et de matériaux manufacturés. C’est parce qu’ils représentaient un danger pour les États que ceux-ci ont dépensé beaucoup d’énergie à ériger des murailles pour éviter les pillages et les raids. Ces murailles avaient donc une double utilité, à l’image de nos frontières, empêcher la circulation dans un sens, comme dans l’autre.

L’arroseur arrosé

Mais c’est trop peu considérer l’intelligence des humains non administrés. Car de la même manière que, pour s’assurer de la viande toute sa vie, un berger va veiller à la santé démographique de son troupeau en prélevant de quoi subvenir à ses besoins de manière durable, les humains non administrés ne pillaient pas systématiquement les États. Au contraire, de nombreux échanges commerciaux avec les États participaient à l’économie barbare. De plus, il semblerait qu’ironiquement face au récit officiel, les barbares se soient formés en véritable mafia archaïque, en racket organisé, négociant des échanges largement à leur profit, sous couvert dans le récit étatique, de “cadeaux” ou de “mise en scène d’annonces officielles d’allégeances”. Les nomades vendaient aussi leurs services comme mercenaires chargés de surveiller les marchés de l’empire. Avec l’essor de ces échanges commerciaux avec les barbares, ou entre cités/États, les barbares se sont vite retrouvés à contrôler le réseau et les routes commerciales en prélevant des tributs et des taxes. 

Finalement et à titre de conclusion, James C. Scott nous expose pourquoi nos connaissances historiques nous permettent désormais d’affirmer que le récit de la transition vers un mode de vie “civilisé” et non barbare est radicalement faux.

  • Il ignore un millénaire de circulation et d’allers-retours entre sédentarité et non sédentarité, l’hybridation et la complexité de l’éventail des modes de subsistances.
  • La création d’un État et ses expansions subséquentes impliquent en soi des déplacements de population. Si certains étaient assimilés et absorbés, la majorité préférait s’exiler et migrer.
  • Une fois l’État créé, il existait autant de raisons de fuir que de s’intégrer. Selon le récit dominant, les gens étaient attirés par l’État. Mais mortalité, maladie et exode des populations ont forcé les États à recourir à l’esclavage, aux guerres de conquête et aux déplacements forcés des populations afin de combler un manque de main-d’œuvre.

Il ne s’agit pourtant pas pour nous d’encenser les populations barbares aveuglément mais d’en rétablir le récit et la culture dans le domaine public. Une connaissance plus riche et plus complexe de notre héritage sociétal ne peux que rendre plus riche et complexe notre imagination. Les populations barbares ne sont pas non plus une panacée, un modèle anarcho-friendly, ou un raccourci facile pour prouver que le Mal, c’est l’État. Si nous avions accès à plus de connaissances sur ces populations, il ne serait pas étonnant de constater de ce côté aussi, inégalités et violences. Mais il est tout de même bon de rappeler qu’avant 1600 et la conquête des territoires par les européens, une majorité de la population mondiale s’en sortait très bien sans administration étatique. Ce genre de récit renoue les liens oubliés des imaginaires communs et annule toute dichotomie entre civilisé et non-civilisé, entre États et barbares. Les deux entités ne peuvent être étudiées l’une sans l’autre puisqu’elles se sont construites en parallèle. Elles n’étaient après tout que deux modèles concurrents du contrôle de l’excédent agraire…

En identifiant les idéologies cachées derrière les récits traditionnels, nous travaillons à la construction d’un imaginaire commun plus juste.

(1)Le Néolithique correspond à une époque des temps préhistoriques que l’on situe aujourd’hui pour l’Europe entre — 6 000 et — 3 000 mais qui a des chronologies variables dans les autres régions du monde. www.universalis.fr/encyclopedie/neolithique/
(2)On s’accorde à présent pour souligner que le Petit Âge Glaciaire a été marqué par une baisse substantielle des températures au niveau mondial, même si les études les plus récentes soulignent que celles-ci ont connu des fluctuations notables pendant cette période. L’intérêt de cette question est grand, car tout porte à croire que cette fluctuation climatique, comme toutes celles qui l’ont précédée, a eu une origine naturelle. En revanche, les causes de cette baisse sont encore discutées, même si les plus probables ont été identifiées. https://books.openedition.org/irdeditions/9984#notes
(3)Le complexe de la domus est utilisé par Scott pour signifier le zone comprenant, abris et champs et qui rassemble espèces cultivés végétales et animales, humains, commensaux et son florilège de bactéries et de parasites.
(4)Dont l’agriculture faisait partie, mais sans statut hégémonique.
(5)Politique, Aristote
(6)Concept qui exprime l’espoir d’un bouleversement soudain et radical de l’ordre social existant.